Le 5 janvier dernier, trois gardes-frontières saoudiens ont été tués lors d’une attaque terroriste à la frontière avec l’Irak, dans la région d’Arrar. L’un d’entre eux, le général Oudah Al-Balawi, était le commandant des postes-frontières de la région nord. Les quatre assaillants ont également trouvé la mort lors de cette attaque, deux d’entre eux ayant actionné les charges explosives qu’ils transportaient. Ces hommes, de nationalité saoudienne, étaient affiliés à l’Etat islamique. L’attaque terroriste du 5 janvier a ainsi rappelé à l’Arabie saoudite la proximité du conflit qui se déroule actuellement en Irak. Selon le général Mohammed al-Ghamdi, les gardes-frontières saoudiens ont depuis reçu l’ordre de tirer à vue sur tout intrus.
L’Arabie saoudite a décidé de se protéger en édifiant une barrière de protection le long de sa frontière avec l’Irak. Celle-ci s’étendra sur 950 kilomètres – de la ville de Turaif (côté Jordanie) jusqu’à Hafar al-Batin (côté Koweït) – et disposera d’un système de surveillance électronique à la pointe de la technologie : 40 tours d’observation équipées de radars Airbus SPEXER 2000, 7 centres C2, 38 tours de communications, 32 stations d’intervention et 240 véhicules. Le mur frontalier inclura également cinq couches de clôtures, des fossés et des détecteurs de mouvements.
D’un point de vue matériel, cette barrière paraît particulièrement sophistiquée, comparable au mur séparant Israël de la Cisjordanie ou à la barrière qui s’étend sur une partie de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. La plupart des murs de séparation disposent uniquement d’obstacles continus de béton, de grillage et d’un nombre bien plus limité de postes de guet. On peut penser notamment aux barrières entre l’Inde et le Bangladesh, ou le Botswana et le Zimbabwe.
Un mur, pour quoi faire ?
On peut distinguer trois fonctions de ce type de dispositif, toutes n’étant pas tournées vers l’extérieur. L’Arabie saoudite souhaite tout d’abord empêcher – au minimum de décourager – ses citoyens de rejoindre les rangs de Daech. Selon certaines estimations, le pays est le deuxième fournisseur de combattants engagés pour l’EI, après l’Irak. Cette situation peut être mise en parallèle avec le départ de Saoudiens vers l’Irak à partir de 2003 afin de combattre au sein d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA). Le nombre exact de Saoudiens partis en Irak est contesté, mais selon Thomas Hegghammer (2006), « il semblerait qu’il ne dépasse pas 1 500 ». Au travers d’un échantillon de 205 « martyrs » saoudiens tués en Irak, ce dernier a conclu que la cause irakienne traversait alors toute la société saoudienne, quelle que soit l’origine socio-économique, géographique ou tribale des militants. C’est pour cette raison que l’idée d’une « grande muraille » entre l’Arabie saoudite et son voisin irakien est apparue pour la première fois en 2006. L’Arabie saoudite souhaitait alors se protéger de la guerre civile irakienne entre chiites et sunnites, mais également ralentir un flux de jeunes hommes – la moyenne d’âge dans l’échantillon analysé par Thomas Hegghammer était de 23 ans – vers les rangs d’AQPA.
Les autorités saoudiennes souhaitent également empêcher le retour de combattants, afin d’éviter que Daech reproduise la campagne de violence lancée par Al-Qaïda sur son territoire entre 2003 et 2004. Au cours de la « Sixième Vie » d’Al-Qaïda décrite par Jean-Pierre Filiu, Ben Laden consacra ses énergies à une campagne terroriste en Arabie saoudite : ainsi, le 12 mai 2003, trois attentats suicides firent 35 morts, dont 9 américains, dans un quartier d’expatriés à l’est de la capitale. Les 29 et 30 mai 2004, 22 personnes furent tuées à Khobar. Enfin, en décembre 2004, AQPA lança un commando contre le consulat américain à Djedda, qui ne fit cependant aucun mort. Même si les forces de l’ordre saoudiennes réussirent à démembrer l’organisation, notamment en neutralisant ses leaders, l’Arabie saoudite fut marquée par cette campagne terroriste, dans laquelle ont participé de nombreux vétérans d’Irak. En se séparant physiquement de l’Irak par un mur, les autorités saoudiennes espèrent donc entraver une éventuelle tentative de Daech d’initier une campagne terroriste.
Enfin, l’Arabie saoudite souhaite se protéger d’une large offensive potentielle de l’EI. Selon Wendy Brown, professeur de sciences politique à UC Berkeley, les murs « sont construits pour bloquer des flux de personnes, des produits de contrebande et des violences qui n’émanent pas d’entités souveraines ». Les autorités saoudiennes craignent que l’organisation terroriste tente une véritable percée sur leur territoire. Même si cet objectif n’a pas été cité explicitement, il est possible que l’Arabie saoudite soit une cible clé pour Daech, à supposer que le groupe souhaite s’emparer des deux mosquées saintes de la Mecque et Médine. Sachant que la famille al-Saoud base sa légitimité sur son titre de gardienne des deux mosquées, perdre le contrôle de ces lieux saints aurait un impact symbolique énorme, aussi bien pour les citoyens saoudiens que la communauté musulmane à travers le monde. Même si la réalisation de ce scénario paraît improbable, la famille royale souhaite renforcer sa mainmise sur la Mecque et Médine en édifiant un mur de séparation avec l’Irak.
Est-ce qu’un mur suffira ?
Les murs ne sont pas toujours suffisants. Frank Neisse et Alexandra Novosseloff expliquent qu’une barrière physique est une « réponse binaire à des problématiques complexes ». Il est normal que les autorités saoudiennes regardent d’un œil soucieux les conquêtes de l’EI chez leur voisin irakien. Mais il existe un risque peut-être encore plus important qu’une pénétration de l’EI en territoire saoudien : le risque que les idées du groupe se propagent au sein d’une population jeune frappée par un fort taux de chômage, et qui rejoint déjà les rangs de Daech par milliers.
On rappellera ainsi que 75% des Saoudiens ont moins de trente ans, et près d’un tiers sont au chômage. 300 000 jeunes saoudiens arrivent chaque année sur le marché du travail. Cependant, nombre d’entre eux sont mal formés pour occuper des emplois qualifiés, qui sont principalement tenus par des expatriés. Afin d’éviter l’intensification des frustrations, l’Arabie saoudite doit poursuivre ses campagnes de contre-radicalisation, notamment auprès des jeunes dans les écoles, et de déradicalisation dans les prisons. En 2008, le gouvernement saoudien estimait que sept activités de contre-radicalisation se déroulaient chaque jour dans des milliers d’écoles à travers le royaume. Celles-ci ont notamment pour objectif de consolider la légitimité de la famille royale en renforçant l’interprétation saoudienne de l’Islam, qui accentue l’importance de la loyauté à l’Etat. Les campagnes de déradicalisation insistent également sur cette vision traditionnelle de l’Islam, mais elles cherchent également à fournir des alternatives économiques aux prisonniers radicalisés – autant de mesures de long terme nécessaires étant donné le caractère forcément insuffisant d’un mur de protection.
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Arabie saoudite : une « grande muraille » contre l’Etat islamique
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