Il y a maintenant quelques semaines, la blogosphère militaire s’est curieusement animée au sujet des 200 millions d’euros que la France avait dû acquitter comme ticket d’entrée au titre des transferts de technologie du programme britannique de porte-avions. Pourtant la chose était connue et reportée dans les médias à l’époque (2006). Rien de nouveau donc, si ce n’est l’éclairage officiel sur cette dépense inopportune par le biais du rapport de la Cour des Comptes. Cela nous permet toutefois de revenir sur les incroyables aléas du programme britannique de remontée en puissance de son aéronavale, illustratif du danger qu’il y a à sacrifier une capacité complexe.
Flashback.
Le 18 octobre 2010, le gouvernement britannique décide de mettre à l’arrêt la flotte d’avions Sea Harrier, ce qui signifie la mise entre parenthèse de la capacité aéronavale de sa Gracieuse Majesté. La remontée en puissance de cette capacité a évidemment déjà été planifiée (depuis 2007 au moins), avec une version STOVL du F-35 (Short Take-Off and Vertical Landing : décollage court avec tremplin et atterrissage vertical, comme pour le Sea Harrier). Il ne s’agit donc pas d’un abandon définitif, qui aurait représenté un déclassement inacceptable sur le plan politique. L’heure étant à la coopération franco-britannique, il est finalement décidé en novembre 2010 de s’orienter vers un outil aéronaval avec avions catapultés (nécessitant donc une plateforme navale avec catapulte et brins d’arrêt) pour favoriser l’interopérabilité avec la France de cet outil emblématique de projection de puissance. Passons sur les détails, mais, nouveau coup de théâtre en mai 2012, il est finalement décidé une ultime volte-face ; on revient à une aéronavale fondée sur des vecteurs STOVL. Très fâcheux pour la coopération franco-britannique et feu le projet d’une force aéronavale interopérable entre les deux pays (rappelons-nous que dans les esprits de cette époque, pas si lointaine, on évoquait encore une force aéronavale « européenne » à quatre porte-avions, sic transit gloria mundi…). Arrêtons-nous maintenant sur les conséquences capacitaires et industrielles de ce choix.
Car il faut voir le problème dans toute sa perspective temporelle. En effet, le Royaume-Uni avait perdu depuis une quarantaine d’années la compétence aéronavale catapultée. Réacquérir ce savoir-faire ne lui était pas impossible, mais représentait un effort supplémentaire par rapport au maintien d’un outil similaire dans son concept à celui qu’elle avait mis en œuvre ces dernières décennies. En outre, les Britanniques ne savent plus aujourd’hui concevoir le système de catapultage des avions. Un modèle aéronaval fondé sur la catapulte les aurait obligés à acheter le système aux Etats-Unis. Or, pour faire décoller les F-35C, l’US Navy doit développer un modèle de catapulte très innovant (catapulte « électromagnétique » remplaçant un système vapeur), mais qui s’avérerait totalement hors de prix pour les finances du Royaume. Ces facteurs ont donc contribué à la décision d’annuler le projet d’aéronavale basée sur des plateformes à catapulte.
Reste la solution STOVL. La brillante innovation du Sea Harrier avait été conçue par les Britanniques. Ironiquement, ceux-ci ont depuis perdu la compétence technologique requise pour concevoir de manière autonome des chasseurs STOVL ! Ils doivent donc s’en remettre là encore aux Américains qui, eux, ont préservé cette compétence, acquise initialement auprès des Anglais. Il n’existe actuellement sur le marché que la version STOVL du JSF (F-35B). Le gouvernement britannique n’a donc pas son destin en main : il doit acheter cet avion. Or le programme JSF est extrêmement controversé, y compris aux Etats-Unis, où certains se plaignent du programme de développement le plus cher de l’Histoire alors même que sa fiabilité technique est encore largement sujette à caution. Remarquons au passage que la version F-35B est bien sûr plus complexe encore, et donc plus chère, que le F-35A (le chasseur classique, destiné à être utilisé par l’Air Force). Précisons aussi que le choix d’une variante STOVL est contraignant en termes de performances : par rapport au Rafale, le F-35B possède une autonomie et une capacité d’emport d’armement nettement inférieures. Finalement, à ce stade, et alors que la construction des deux plateformes navales a été lancée depuis longtemps, le Royaume-Uni n’est toujours pas certain de disposer d’un outil fonctionnel et cohérent d’ici la fin de la décennie. Un échec du programme F-35B constituerait à cet égard un véritable désastre national, au regard des milliards de livres déjà dépensés.
Soyons néanmoins optimiste et gageons que le F-35B aboutira sans ruiner ses acquéreurs. L’aéronavale britannique commencera à renaître sur le plan opérationnel à compter de 2020 au mieux, soit près d’une décennie après l’abandon des Sea Harrier, et ne recouvrera sa pleine capacité que vers 2030, soit deux décennies après. Preuve qu’une remontée en puissance dans un domaine spécifique peut être très chèrement payée, sur le plan financier, sur le plan des délais et sur le plan stratégique !